Les coulisses du masculinisme : l’expérience d’Autonhommie à Québec

Le 6 décembre 2015, le Québec célébrait les 26 ans de la tuerie antiféministe à l’école d’ingénieurs Polytechnique à Montréal. Parmi les récurrents débats sur le genre qui s’y rattachent, le masculinisme, une idéologie controversée et déformée qui s’intéresse à la condition des hommes. Eux aussi peuvent souffrir et avoir besoin d’aide, alors que rares sont les soutiens qui leur sont réservés et adaptés. À Québec, ils peuvent compter sur le centre Autonhommie.

« Il n’y a pas beaucoup de ressources pour hommes au Québec. La plus financée serait celle qui se charge des violences conjugales, qui existe dans la plupart des régions du Québec », constate Gilles Tremblay, professeur à l’école de service social de l’Université Laval. Il existe plus de cliniques et de centres de soutien pour femmes que pour hommes.

Également responsable de l’équipe de recherche interuniversitaire Masculinités et Société qui s’intéresse à la condition masculine, l’enseignant a travaillé sur un modèle d’intervention pour hommes en se basant sur le genre. Il a ainsi pris exemple sur l’approche féministe utilisée en thérapie en réalisant qu’il n’y avait aucun équivalent masculin, sauf concernant les comportements violents.

Si André Beaulieu, le directeur général du centre de ressources pour hommes Autonhommie, est fier du travail réalisé chaque jour dans son centre pour hommes, il regrette que l’initiative soit la seule à Québec. Même s’il reconnaît que, depuis cinq six ans, des services se développent de plus en plus, l’intervenant aimerait qu’il y ait au moins un service d’aide par ville, car ce n’est pas encore le cas.

Un travail en amont

Le déséquilibre commence plus en amont, selon l’intervenant auprès des hommes en détresse. Détenteur d’une maîtrise en psychologie, André Beaulieu pense que les formations en psychologie ou en service social ne prennent pas assez en compte les hommes. Un cours ou un séminaire donné exceptionnellement est insuffisant selon lui. L’aide à un homme se différencie de l’aide d’une femme. Plus que des cours, Gilles Tremblay aimerait quant à lui que des services de prévention voient le jour, afin que les spécialistes aillent vers les hommes en prévention.

Ainsi, le travail est à faire à la racine, selon le directeur du centre. Il estime qu’assez de données sur la réalité des garçons ont été recueillies au fil des années. Selon les données du site web Le Québec économique, le taux de décrochage scolaire en 2014 était de 12,5 % pour les hommes québécois et de 6,3 % pour les femmes. Le rapport « Perceptions des hommes québécois de leurs besoins psychosociaux et de santé » du groupe de recherche Masculinités et Société, présenté le 19 novembre 2015 montre que, toutes scolarisations confondues, les garçons présentent plus d’« indices de vulnérabilité sur le plan de leur développement ».

Le travail commence avec les jeunes garçons, à qui sont déjà induit des stéréotypes de genre, mais aussi des pratiques ou des émotions permises ou non, estime le directeur d’Autonhommie. « Après on s’étonne que les hommes n’expriment pas leurs difficultés, qu’ils soient plutôt fermés, etc. On sait tout ça, […] pourquoi on n’est pas capable d’en tenir compte ? », se demande-t-il.

De l’aide en dernier recours

Une femme éprouve moins de difficultés à demander de l’aide qu’un homme. Les femmes sont plus enclines à se diriger d’elles-mêmes vers des services, estime Gilles Tremblay. Selon les données de l’enquête Statistique Canada sur « Les femmes et la santé », les hommes essayent moins d’avoir un médecin régulier que les femmes. Ils étaient 44,4 % à ne pas avoir essayé d’avoir un médecin en 2009, contre 28,1 % pour les femmes. L’étude « Doing masculinity, not doing health? » réalisée en 2010 montre que demander de l’aide appartient aux valeurs de genre traditionnellement féminines.

Les hommes attendent d’être en détresse, voire en situation d’urgence, pour demander de l’aide, a pu constater Gilles Tremblay durant son travail. « Ils arrivent souvent en crise, attendent souvent la dernière minute. Ils ont essayé 36 000 choses par eux-mêmes qui n’ont pas fonctionné, car c’est très masculin de vouloir se débrouiller tout seul », témoigne Gilles Tremblay.

Besoin de soutien et de contrôle

Plus que des services rapides, Autonhommie veut offrir des services adaptés pour des hommes qui, dans la plupart des cas, ressentent de la honte à se faire aider. Le centre est, pour Gilles Tremblay, un service essentiel d’entraide et de soutien. Sont proposés deux types de services : le traitement en groupe ou les suivis individuels. Comme l’explique la psychologue de l’Université du Québec à Trois-Rivières Suzanne Léveillée, dans un dossier pour « Comprendre la détresse des hommes, mieux intervenir », briser l’isolement d’un homme est un défi, mais un défi primordial.

Du service de groupe d’Autonhommie, « le patient retient qu’il n’est pas seuls. Même s’il ne parle pas beaucoup (durant la séance, NDLR), le témoignage de l’homme à côté l’a fait travailler », affirme André Beaulieu. Cela se démarque des rencontres individuelles, qui obligent à s’ouvrir et à se dévoiler. « Si tu “t’amènes” pas, il ne se passe rien, alors que dans le groupe, pas besoin de “s’amener” un soir, mais tu vas avancer quand même et en plus en sentant l’appui du groupe ».

Selon les données recueillies par sondage et dévoilées dans le rapport de 2015 de Masculinités et Société, 92 % des répondants n’aiment pas se sentir contrôlés par les autres. « Les gars ont besoin de sentir qu’ils ont le contrôle sur leur projet de vie et ils veulent être considérés comme partie prenante de la démarche et non pas comme quelqu’un à qui on prescrit une recette », explique André Beaulieu.

Autonhommie refuse donc le rapport traditionnel de l’intervenant spécialiste que le patient doit écouter, une pratique qui ne fonctionne pas. Par exemple, le directeur détaille que, plutôt que de placer le patient en face du spécialiste, ils vont s’asseoir l’un à côté de l’autre, afin de s’épauler pour trouver une solution au problème de l’homme.

Le groupe comme le suivi individuel se positionnent dans une démarche efficace et rapide, afin de ne prendre aucun risque que l’homme ne revienne pas, mais surtout afin de répondre correctement à cette clientèle en détresse.

Les hommes aussi subissent des stéréotypes

Nancy Couture, enseignante-chercheuse en sociologie à l’Université Laval, s’est penchée sur le courrier du cœur et notamment sur les tourments des hommes. « Le souci de donner un sens à ses choix et de les rendre cohérents face aux normes sociales est autant masculin que féminin. […] En fait, les hommes sont aussi soucieux que les femmes de se conformer à une certaine norme », souligne Nancy Couture pour le Fil.

De même, dans un blogue de l’organisme québécois Equilibre, la directrice générale Fannie Dagenais a consacré un article au fait que les hommes subissent les mêmes « diktats de beauté » que les femmes. Buzzfead a révélé dans une vidéo présentant les différents critères de beauté masculins à travers le monde, que le nombre de produits de beauté pour hommes avait augmenté de plus de 70 % entre 2012 et 2014. Pour Yvon Dallaire, dans son ouvrage La violence faite aux femmes, une réalité taboue et complexe publié en 2002, les hommes subissent des pressions reliées aux stéréotypes de genre et « sont censés être forts et capables de régler leurs problèmes seuls ».

Parmi les revendications de la branche masculiniste radicale plus proche de l’antiféminisme, certaines font sens et devaient être prises en compte, selon Gilles Tremblay. « Il y a vingt-trente ans, à une séparation, assez automatiquement la garde de l’enfant allait à la mère, qu’elle soit plus compétente ou moins compétente que le père », explique le chercheur. Aujourd’hui, la situation est plus égalitaire pour les hommes et l’importance du lien avec chaque parent est largement prise en compte, tout en favorisant davantage la garde partagée.

Définitions

Le masculinisme se veut l’équivalent du féminisme et s’intéresse à la condition masculine. Le masculinisme ne nie pas les progrès qu’il reste à faire pour la cause féminine. « Tout ce qui peut améliorer la condition des femmes va améliorer la condition des hommes et des enfants. Nous sommes des sexes complémentaires, il faut arrêter de nous présenter comme des sexes opposés », soutient Yvon Dallaire.

Ce dernier refuse le terme de masculinisme et lui préfère celui d’« homminisme ». Un néologisme adopté par le Groupe d’études sur les sexismes (GES), basé en France. Yvon Dallaire estime que le mot masculinisme subit trop de récupérations et que sa création même est à remettre en question.

En 1989, Michèle Le Doeuff, philosophe féministe, a été l’une des premières à définir concrètement le terme, mais de façon plus critique. 

Le masculinisme désigne un « particularisme qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent et leur point de vue). »

Le mouvement masculiniste a tendance à être réduit à une branche minoritaire, plus radicale, mais qui surtout se rapproche d’un certain antiféminisme. Un sous-groupe qui a pu par exemple se développer à partir de mauvaises expériences de pères de famille au sujet de la garde des enfants.

Parmi ce sous-groupe, les Mgtow, acronyme de « Men Going Their Own Ways », un mouvement regroupant plus de 11 700 hommes revendiquant le fait qu’ils sont les seuls à pouvoir décider pour eux-mêmes et de façon éloignée des femmes. « C’est comme si on tente de réduire le féminisme à sa branche la plus radicale, qui ne veut rien savoir des hommes. Le féminisme, c’est d’abord et avant tout l’ouverture, la recherche d’égalité, de complémentarité dans le respect mutuel », estime Gilles Tremblay. 

Petit historique du masculinisme au Québec

Années 1970 – 1980

Les premières études sur les hommes et les masculinités sous une dimension de genre.

6 décembre 1989

Marc Lépine, 25 ans, tue 14 jeunes femmes étudiantes de l’école d’ingénieurs Polytechnique Montréal, parce qu’elles voulaient faire un « métier d’hommes ». Un acte jugé antiféministe pour beaucoup, qui a eu un impact sur la perception du féminisme et du masculinisme. 

Années 1990

Les hommes font preuve de désarroi face au modèle de « l’homme rose » plus impliqué au sein du foyer familial, explique Nancy Couture.

Années 1990 – 2000

Les recherches se concrétisent pour prendre de l’ampleur au nouveau millénaire.

Pour Gilles Tremblay, l’émancipation des femmes y est pour beaucoup dans le réveil des hommes, car « elles ont obligé à des remises en question fondamentales ». Le mouvement des hommes n’est pas né d’une contestation du féminisme, mais plus en complémentarité qu’en opposition. Les revendications féminines ont permis aux hommes de se dire qu’il était important d’être l’égal de leur conjointe, « une perspective importante sur le plan social, pas juste pour les femmes ».

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