La population tunisienne est accablée par la crise économique et politique qui s’enlise. Douze ans après la révolution, l’ambiance est au dépit plus qu’à la fierté. Le seul espoir de la jeunesse se trouve ailleurs, de l’autre côté de la mer Méditerranée. Plus qu’un rêve, la migration est une évidence.

La migration est partout : dans les chambres vides des enfants partis étudier à l’étranger, sur le portrait de ce fils disparu en mer, dans les appels d’une tante qui s’est mariée en France, dans les rêves de celles et ceux qui ne mangent pas à leur faim.
Chez Chokri, son frère est déjà parti et son fils n’attend que ça. Comme son oncle, le jeune Chamseddine veut traverser la Méditerranée en bateau. Il est pour l’instant bloqué à Gabès, une ville à 400 kilomètres au sud de Tunis, connue pour ses usines pétrochimiques qui intoxiquent la ville et ses habitants.
« Je ne veux pas qu’il parte », partage le père de famille à propos de son fils. À 22 ans, le jeune homme n’a pourtant qu’une idée en tête, quitter la Tunisie par tous les moyens. « Tous ses amis sont déjà partis. Pour lui, il n’y a que l’Europe », poursuit le père dans son salon entre deux gorgées de jus de fruits.
À tel point que Chamseddine ne veut même plus étudier. « Il a voulu aller à Sfax [plaque tournante de la migration en mer], car des gens lui ont dit qu’un bateau allait partir », continue Chokri. Chamseddine est parti avec 5 000 dinars en poche, prêtés par son oncle et son père.
Mais il a été piégé : des hommes l’ont agressé et lui ont tout volé quand il est arrivé dans la ville industrielle. « J’étais soulagé », confie son père, même s’il sait qu’il ne pourra pas lui faire changer d’avis…
Brûler plutôt que chômer
Découragé, Chokri n’a d’autre choix que de laisser son fils faire sa harraga. Signifiant « brûlure » en arabe, ce terme utilisé en Afrique du Nord désigne l’acte de traverser la Méditerranée sur un bateau de fortune pour atteindre l’Europe. La harraga est devenue un mythe et ceux qui la réalisent sont des héros.
Face à une crise économique et politique, la harraga représente l’espoir pour celles et ceux qui ne peuvent migrer légalement. Environ sept Tunisien·nes sur dix voudraient quitter leur pays, selon Hassan Boubakri, spécialiste des migrations à l’Université de Sousse. En 2017, 67 % des personnes « qui ont quitté le territoire de façon non réglementaire » avaient entre 20 et 30 ans, selon un rapport de l’Observatoire national de la jeunesse (ONJ) publié en 2021.
« Tous ses amis sont déjà partis. Pour lui, il n’y a que l’Europe. »Chokri, à propos de son fils
Pour la majorité des jeunes du pays, partir représente la seule perspective, le seul moyen d’avoir une vie décente. La Tunisie est connue pour être le pays où la révolution a fonctionné. Pourtant, douze ans après, la population est plutôt dépitée face à une crise économique, politique et institutionnelle qui s’enlise. En effet, le président Kaïs Saïed a acquis le pouvoir par un coup de force en 2019, suspendant le Parlement et limogeant le gouvernement. Sans oublier la perte de confiance envers la classe politique, le manque de perspective et le sentiment de rejet du système qui se renforcent parmi la population. Les populations moins aisées se sentent marginalisées et oubliées, les opportunités professionnelles s’amenuisent et les services publics (éducation et santé) se délitent.
« Il n’y a pas de travail, même les gens qui ont [une maîtrise] n’en trouvent pas », dénonce Chokri. Ainsi, 35,2 % des 15-29 ans sont au chômage et le taux de pauvreté atteignait 22 % en 2020, selon l’ONJ. À cela, il faut ajouter l’inflation et les effets du réchauffement climatique : « On ne trouve ni blé ni sucre. L’huile d’olive est trois fois plus chère. Je serai en retraite dans un an et je n’ai pas l’argent de réparer ma voiture », déplore-t-il.
Jeunesse façonnée à partir
La situation est plus tendue encore pour les minorités, comme les personnes LGBTQ+. La loi tunisienne les criminalise et elles risquent chaque jour beaucoup, simplement en sortant de chez elles. « On se considère tous comme des criminels, donc on doit partir », explique Dounia*. Elle a toujours su qu’elle allait partir, d’autant plus qu’elle a déjà vu la moitié de ses cousins quitter le pays.
Quant à la situation des femmes, elle est plus précaire, surtout pour les moins aisées. « Leur capacité à partir dépend de leur classe sociale. Certaines doivent se marier pour avoir une certaine liberté », explique-t-elle. La Tunisie étant musulmane et souvent conservatrice, le mariage représente la seule option de quitter le pays, voire le foyer familial pour les moins aisées.
« Nous avons besoin de créer une communauté. »Dounia
Consciente de ses privilèges, Dounia raconte avoir réussi à se détacher de ce que la famille et la société attendent d’elle en tant que femme, sans se marier, en voyageant par exemple. Engagée dans des groupes féministes, Dounia préférait rester anonyme par peur de représailles pour son militantisme.
« Nous avons besoin de créer une communauté [féministe et LGBTQ+] pour renforcer le sentiment d’appartenance, car cela s’est perdu avec tous les gens qui sont partis après la révolution et la corruption », estime la jeune femme.
Responsabilités et sentiment d’appartenance
Dounia n’est pas la seule à voir le sentiment d’appartenance comme une partie de la solution face à l’abattement.
De retour à Gabès, Mohamed Ali Jabri est le fier travailleur social de la ville. Motivé, il ne s’arrête jamais de travailler ou de réseauter pour l’Association Gabès Action.

Fondée en 2012, l’organisation œuvre à rendre les jeunes plus actif·ves dans la société civile et l’économie. « Dans la migration, on agit à la fois avec ceux qui reviennent et avec les jeunes qui veulent quitter le pays », explique le président de l’association. Sont ainsi développés une multitude de différentes actions et projets, comme de l’éducation informelle, du camping, la création d’un centre sportif, ou une formation pour travailler avec des ONG.
« Résultat : ils ont la capacité de diriger des projets et de lancer des initiatives dans une ville où il n’y a pas d’opportunités. En plus, cela développe leur sentiment d’appartenance », détaille Mohamed Ali Jabri, convaincu que la solution se trouve dans le travail. « Ma famille m’a élevé en me donnant des responsabilités et je crois que c’est ce qu’il faut faire avec les jeunes », affirme-t-il.
Et quant à celles et ceux qui persistent à aller à l’étranger, il les aide à le faire par la voie légale. Pour au moins ralentir un tant soit peu l’hécatombe en mer.
Ce reportage a été publié sur le site de Pivot le 28 octobre 2023.
* Les prénoms ont été changés pour garantir l’anonymat et la sécurité des personnes.
Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.