En Tunisie, les revers inquiétants de l’immigration au Canada

Derrière les bénéfices que tire le Canada de l’immigration, il y a le vide que les personnes immigrantes laissent en partant. En Tunisie, au-delà des conséquences économiques globales, ce sont les populations les moins favorisées qui en pâtissent le plus. Et c’est la société entière qui commence à se déliter.

Fondateur de Projet Canada, une agence de consultation, Iheb Souilem accompagne des personnes de tout le pays pour immigrer au Canada.

Sabrina* était venue pour déposer son CV dans une agence de placement quand elle a remarqué le panneau du bureau d’à côté, affichant le fier drapeau à la feuille d’érable rouge et le mot « immigration ». Ses yeux se sont illuminés vers la possibilité d’un ailleurs, vers ce que le Canada promet.

Seulement, elle va vite découvrir que le Canada sélectionne rigoureusement ses immigrant·es : il faut parler français ou anglais, avoir des diplômes, être jeune et avoir de l’expérience. Les autres devront se débrouiller autrement, comme en trouvant un travail à distance ou en recommençant de (coûteuses) études.

 « Le système canadien a toujours été sélectif. Aujourd’hui, on veut une immigration libérale et professionnelle », explique Chedly Belkhodja, enseignant-chercheur à l’Université Concordia. Au Canada, qui s’est construit comme un pays d’immigration après la colonisation, l’immigration a toujours été louée et utilisée. Si cette tendance est nette depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau, l’immigration a toujours été pensée pour l’économie canadienne. « Le discours est instrumental. Au Québec comme au Canada, on ne cesse de dire que l’on a besoin d’immigrants, car on a un problème économique », poursuit M Belkhodja. Elle est une source de diversité, elle soutient la croissance démographique et elle est surtout la solution face à la pénurie de main-d’œuvre, dit-on.

Un discours « très instrumentalisé » et incomplet, selon le chercheur. « Il y a une absence complète de réflexion sur ce qui se passe dans les pays de départ, qui se vident de leur population. »

Le marché de la migration

La Tunisie traverse actuellement une crise multiforme. Depuis la révolution de 2011, les infrastructures se dégradent, le dinar tunisien perd sa valeur, l’inflation se fait étouffante et l’espoir d’un changement s’éteint. Ajoutons à cela l’inflation étouffante et la crise politique, intensifiée depuis l’élection forcée de Kaïs Saïed en 2019. Le président à tendance dictatoriale a en effet obtenu les pleins pouvoirs en dissolvant l’Assemblée et adoptant une nouvelle Constitution dont le référendum a été boycotté par la population.

Face à un tel climat, la population est désenchantée et accablée. La fuite est la seule réponse, peu importe le moyen. Résultat, les élites migrent pour de meilleures conditions de vie, les jeunes pour avoir un emploi.

La migration devient ainsi un marché. Des bureaux de consultants (plus ou moins sérieux) poussent partout dans le pays, le mot se passe : « Le Canada a bonne réputation. Même si c’est froid et loin, les gens sont prêts à tout », affirme Iheb Souilem, fondateur de Projet Canada, une agence de consultation en immigration à Sousse, une ville côtière du Sahel. Chaque année, ce sont 100 à 150 personnes qui migrent grâce à lui, si bien qu’en 2018, la police l’a contacté pour qu’il réduise la cadence.

La migration devient ainsi un marché.

De son côté, avec les Journées Québec notamment, le Québec vient directement sur place avec ses entreprises pour choisir ses travailleur·euses partout dans le monde. La dernière visite en Tunisie a eu lieu en octobre 2023 et était la cinquième depuis janvier 2022.

Harraga

Si la promesse canadienne répond aux espoirs perdus de nombreux Tunisien.nes, elle entretient une « migration à deux vitesses », selon Hassan Boubakri, spécialiste des migration et chercheur à l’Université de Sousse. Celles et ceux qui n’ont pas le privilège d’être choisi·es par le sélectif système d’immigration canadien sont d’autant plus frustré·es et démuni·es.

Hassan Boubakri est spécialiste des migrations et chercheur à l’Université de Sousse. Il estime que ce sont les populations les plus vulnérables qui souffrent le plus de la migration des compétences.

Face aux frontières fermées, il ne leur reste que la brûlure de la mer, la harraga (mot arabe qui désigne la brûlure et par extension l’acte de migrer par la mer). En 2023, déjà plus de 2 000 personnes sont décédées ou portées disparues en mer, selon le Forum tunisien de droits économiques et sociaux. Elles n’ont eu d’autre choix que de risquer leur vie pour demander l’asile en Europe.

« Les personnes qui en pâtissent le plus sont celles qui n’ont pas de diplôme et moins d’argent », dénonce Hassan Boubakri.

Immoral

Si le Canada fait figure d’exemple, d’autres pays comme la France et l’Allemagne optent pour une immigration sélective. En France par exemple, le projet de loi Immigration et intégration propose de créer un visa « métiers en tension » avec un volet pour la santé.

« Je pense que c’est immoral de la part de ces pays! » affirme Amade M’Charek, anthropologue et professeure à l’Université d’Amsterdam, originaire de Zarzis, en Tunisie, travaillant actuellement sur les causes de la migration et les relations coloniales en cours. « Ils ne font pas le lien : si tu sélectionnes des ressources humaines, tu crées un désastre [en encourageant l’augmentation de l’immigration irrégulière]. Il y a toujours un prix à payer. Un prix qui sera bien plus élevé pour les pays de départ comme la Tunisie. »

« Je pense que c’est immoral de la part de ces pays! »Amade M’Charek, anthropologue

L’exil de compétences affecte les entreprises et donc la compétitivité du pays d’origine, mais aussi des secteurs clés pour la population restante, comme l’éducation ou la santé.

Souffrant déjà d’une crise structurelle et de ressources, la santé tunisienne est depuis plusieurs années touchée par la fuite de ses ressources humaines. Dans un pays où il y a moins d’un médecin pour 1000 habitant·es, la grande majorité des diplômé·es quittent le pays et on estime qu’environ 500 d’entre eux émigrent tous les ans ces dernières années. « Aujourd’hui, les gens ont peur d’aller à l’hôpital! » dénonce Mme M’Charek.

Des conséquences économiques

De son côté, le chercheur sur la migration irrégulière et ancien ministre de la Culture tunisien Mehdi Mabrouk entend à nuancer les conséquences économiques. « Le pays n’a pas la capacité d’absorber tous les jeunes diplômés », dit-il.

En 2020, le taux de chômage était de 15 % pour la population globale et de 35,2 % pour les 15-29 ans, selon un rapport de l’Observatoire national de la jeunesse (ONJ) publié en 2021.

C’est justement un point que le Québec cherche à prendre en compte. « Dans chaque pays dans lequel nous recrutons, nous voulons respecter l’économie locale pour ne pas perturber l’écosystème du pays », affirme Marc Ozgoli, des opérations de prospection, d’attraction et des services d’immigration à l’international au ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).

Il explique que le MIFI travaille avec les autorités locales pour recruter dans les secteurs où le taux de chômage est élevé. Ainsi, 52 % des embauches en Tunisie lors des « Journées Québec » se font dans le secteur de la construction et 23 % en technologies de l’information.

M. Ozgoli affirme que le pays ne ferme pas la porte aux personnes qui veulent immigrer d’elles-mêmes, via les programmes d’immigration et non par le biais de ces embauches directes.

Pour la jeunesse tunisienne, tous les moyens sont bons pour vivre partout sauf en Tunisie. Ne voyant plus la lumière au bout du tunnel, la population abandonne. S’installe ainsi un engrenage entraînant toujours plus de personnes vers l’étranger, entretenant ainsi le délitement de la société, et ainsi de suite.

Ce reportage a été publié sur le site de Pivot le 28 octobre 2023

*Les noms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des personnes

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.